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LITTÉRATURES FRANCOPHONES
La Tortue Verte
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Un chant debout
Antoinette TIDJANI ALOU
 
La vie, tu sais, ce n’est pas ce qu’on croit
Et ce n’est pas encore ce qu’on dit
Et le malade qui dort,
en sa souffrance couchée
Peut sans avis se lever et marcher
Et le cœur sec comme rocher
en un instant fleurir
et devant tes yeux se vivre le miracle
et dans tes yeux, par tes yeux briller
le miracle de ta vie
en tout temps,
tous lieux et aujourd’hui même
fils de l’homme
et de la femme
tu peux te lever
devenir flamme vivante et arbre voyageur
Et le vent et la voile tout ensemble
et l’ami et l’amant des vents et des voiles
 
Voici dans la conjoncture des hautes et fortes mâtures
ton bien-aimé qui vient
et toi qui ne l’attendais pas
ne le savais pas proche
et toi dans les hardes de la souffrance,
moribonde
et voilà qu’il t’invite à la noce
 
Et ses lèvres sont de miel
et ses paroles sont de feu
et des montagnes de feux
et des montagnes de vent
et son baiser est rouge flambant
et il vient et il est là
 
Et sa parole est pleine
de semailles et de relevailles
et voici des retrouvailles
et le réveil des antiques promesses
desquelles ton cœur doutait
Sans forces, doutait
coulé aux fonds d’un vieux rêve sans éclat
dans un jour sans aube ni crépuscule
dans le sans-fin de cette-peine-ici-bas
dans les peines sans-fin des fils à la patte
des faims sans dards
et des rassasiements sans joie
 
Et toi dans tes hardes
qui regardais comme ça
à peine les paupières baissées
sur une vieille fatigue sans âge
qui pousse sans croître ni décroître
qui reste sans fleurs ni fruits
ni éclats de verdeur de feuilles
Et c’était là ton monde-sans-fin.
 
Et c’était la ronde du monde
comme il va
malement
allant de son petit train
allant sans allant
 
Et c’était ainsi ton petit ciel tout petit
bleu sans éclats
gris sans la fureur de l’œil maléfique du gros cyclone qui va
bientôt éclater, péter
tout ébranler de fond en comble
de comble en fond tout déplacer, raser
arbres géants, déracinés, mis bas
petits avions
oiseaux géants
accrochés aux branches des arbres
sans plume ni poil
dans une désolation de pendus
 
Et ce plein de désastre même te fuyait
et tu vivais de vertige en vertige
faible, faible
toujours aux bords
aux bords de l’épuisement
aux bords de l’évanouissement
sans jamais basculer
une fois pour de bon
un geste franc, net, défini
un geste absolu, héroïque
un geste fini, rond, plein
un bel évanouir partir en élégance
écroulement majestueux en avant-scène
aux bords des feux de rampe
 
C’eût été trop beau,
chuchotait à longueur de jours ternes ton mauvais ange
Il se moquait quand tu criais
en vérité se moquait quand tu criaillais sans verve :
« jusqu'à quand ô jusqu'à quand ? »
 
 
Et de sa moquerie tu te tressais de petites verges
et tu t’offrais de petites flagellations
de petites hontes
te relevais de petites résolutions
pour poursuivre ton petit chemin
petitement et, en vérité, ratatinée,
passée à côté de ta gloire
 
Un peu (seulement un peu)
moins que les anges de feu et de lumière
que les anges du chant céleste
et des sublimes voluptés
d’évanouissements d’amours
 
Car je suis à mon bien-aimé et il est à moi
Et pour me baiser des baisers de sa bouche
il se parfume d’abord le souffle
et le respirer est déjà pour moi ivresse
et le sentir respirer près de moi
évanouissement
et évanouissement sans-fin
 
Sans-fin de fins dans les mondes des mondes
Dans les mondes sans-fin à moi il est
à lui je suis
et la langue qui tressaille et qui se trille
et alé alé alé qui monte liquide en sève claire
alé alé alé lé lé lé lé alla ou
 
et la langue de l’amant est une aile qui s’envole
dans le ciel des souffles de l’amour
 
Et couchée à me trouver il vient
et me dit lève-toi, ma bien-aimée
lave-toi déjà l’aurore le jour
de nouveau je commençais à me lamenter :
alors donc je n’aurai jamais et jamais je n’aurai la paix ! 
Ô, de grâce, qu’on me laisse sommeiller encore, un peu
Un petit somme, un petit somme…
 
Mais non et non, ma belle,
voici le jour nouveau
et voici ton vœu qui t’appelle
à son tour car j’ai entendu la lamentation intelligible
de la millième corde de ton cœur déjà vieux
avant qu’elle ne se brise
elle a sonné une note si juste
la note de mon nom indicible
la note de l’amour de la douleur qui espère
du dormeur qui se lève
repoussant le poids qui l’étreint.
 
Et voici que je suis venu,
bondissant, et en hâte, dévalant les collines
à ta rencontre, ma belle
Ô relève !
 
Et j’ai arraché mes hardes
Non, en vérité, elles ont fui épouvantées
devant mon corps en santé, en pleine sève
et elles se sont enfuies dans les lieux déserts
criant aux vents bâtisseurs-débâtisseurs
de montagnes de sables éternelles
sans début ni fin :
Impures, impures ! 
Ce jour un feu nous a écorchées
et ce n’était pas le feu de la misère
Ce jour jeune a vu un vent qui nous a soulevées
et ce n’était pas le vent de la pestilence
Et quels sont ces signes et ces mystères ?
 
Pitié, pitié de notre indignité !
 
Mais moi je n’avais guère d’oreilles à tendre à leurs cris
car toute entière me voici
une flamme qui danse est mon nom
et mon bien-aimé est une flamme jumelle
et mon souffle à son souffle se mêle
Et des profondeurs ardentes de notre amour
se lève un chant sans nom
un chant nouveau
 
C’est le chant du roseau dans les vents
le chant des deux roseaux forts et souples
qui se caressent et puis se délaissent
Mais aussi
qui se frottent
se mordent
se fouettent
se frappent et se refrappent
dans le haut combat bruyant de l’amour
 
et son souffle inépuisable se voit
couleurs intenses et criardes
couleurs fortes et calmes
qui ont la chaleur extrême de la glace
qui étanche et qui brûle
rallumant sans-fin de nouvelles soifs
 
 
Et voici nos deux flammes qui se tordent et se lèchent
qui serpentent se délient se relient dans un duo vivant et sans-fin
 
et nous sommes aussi deux vagues enflammées qui voguent
un arbre flamboyant en marche dans la nuit
et deux fous éperdus qui rient aux vents
et deux athlètes en haute lutte
et deux fines danseuses qui se pâment,
trompeuses coquines
et qui soudain s’élancent, 
salaces courtisanes
 
Et s’il me dit de sa voix
dont nul ne sait la douceur de miel
conjoint à un rayon de soleil
aux feux du colibri
et aux douceurs de l’aurore
se réveillant aux caresses incomparables des alizés de décembre
s’il, de sa voix, qui s’écoule sur moi
et coule dans ma gorge offerte
la douceur du sirop de nos roseaux sucrés
et l’âpre feu du rhum,
Si de cette voix inénarrable
qui tout à la fois m’éveille et m’endort
Ô amis !
Ô tous mes amis de ce grand monde !
s’il me dit « viens »
Où trouverais-je la sotte force de résister ?
 
Et je me roule dans sa vague
et m’écroule dans son vent
et il me porte et me soulève
Et nous sommes ensemble
les mâts bandés d’un beau navire
Et il est la mer et je suis le vent
Et il me prend
dans le pli du coude de sa miséricorde
Et je le prends dans mes entrailles
et il se perd dans les vagues de moi
qui suis sa mère
et je le cueille et l’enfouis
mon plus précieux trésor
Et je recueille une prodigieuse semence
et je serre en moi la pêche miraculeuse
et recueille les prémices de ma récolte
et j’exulte
 
alé alé alé !
ma langue tremble
ma langue trille
alé alé alé alé lou ou ia !
 
Car voici le jour de ma gloire
le jour de l’homme et de la femme
 
la gloire de l’air et de la terre
de la mer et de la création entière
 
Et voici que se lève le chœur des voix célestes
Et liant le tout,
une liane d’amour sonore
La voix de la Grande Flamme
allumeuse d’aurores.
  
                                                            Antoinette TIDJANI ALOU
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