Janvier 2017

Dossier n° 7
LANGUE UNIQUE LANGUE MULTIPLE
Le « devenir autre » DES LITTÉRATURES FRANCOPHONES

INTRODUCTION

De l’un au multiple se définirait une prolifération, mais qui négligerait ce qui dans l’Un est polyphonique, et dans le Multiple déjà réducteur. Car si l’hybridité est toujours présente elle ne vaut que si elle suggère qu’un épisode historique est en train de se développer. Et dans le cas de la littérature francophone, ce lien avec l’Histoire est inévitablement présent. De la tension aux échanges culturels, de la violation aux débordements territoriaux, ou de la colère aux souffles dynamiques se tracent les lignes de force d’une recomposition novatrice et d’une déstabilisation féconde. Dès lors il faudrait craindre la dilution d’une réalité qui appartiendrait au lieu, et le repliement sur une identité qui n’est que crispation chimérique. Ce serait oublier que cet espace est aussi « commun » au sens que lui donne François Jullien : « Si l’universel relève de la logique, que l’uniforme appartient à l’économique, le commun, quant à lui, est à dimension politique : le commun est ce qui se partage. […] Par différence avec l’uniforme, le commun n’est pas le semblable »

 Cette diversité qui suppose une appartenance et une dés-appartenance ; une interrogation sur soi-même comme un autre dans l’écriture de la séparation et de l’origine, Georges FRÉRIS la retrouve chez Vassilis Alexakis, cet écrivain grec qui découvre la France, dans ce qui lui semblera sa part obscure, après une formation dans le Nord ou plus exactement la ville de Lille. Mais pour interpeler ce qui dans la langue ou les langues renvoie à l’altérité, à l’étrangeté quand se réapprendre permet de découvrir les apports de l’étymologie et les écarts sémantiques que les différents usages des mots provoquent. S’égarer au cœur de l’identité, dans « une vision plurielle » profondément héritée et une « passion » absolument prolifique, surtout quand elle est amoureuse. Parfois investir une autre langue, non pas une de plus, mais celle qui dévoile en chacune les insuffisances de la pensée et la richesse des échanges. Traduire, réécrire, passer du français au grec et inversement et s’immiscer dans le « sango ». Autant de déplacements qui du texte à la lettre – ici « l’Epsilon delphique » –, ne cessent de revendiquer « le multiculturel » et la singularité des productions.

Cette quête de soi dans la confrontation des langues, Sylvie FREYERMUTH la dépeint comme une fragmentation qui naît du trajet de chacun et de la contrainte des savoirs linguistiques officiels, dans un pays qui a subi un « démembrement territorial », le Luxembourg. Aussi convient-il de rappeler que de nombreux locuteurs luxembourgeois sont des étrangers, voire des « transfrontaliers » « les Grenzgänger ». Et qu’au présupposé unitaire répond une formation trilingue astreignante « le Lëtzebuergesch (dialecte francique-mosellan), l’allemand et le français ». Le « puzzle » est peut-être constitué de morceaux qui ne s’emboîtent pas. D’autant plus que les instances ont décidé que le luxembourgeois serait utilisé en maternelle, l’allemand à partir de l’âge de six ans et plus tard le français. À chaque étape, un nouveau bouleversement. Comment aimer une « langue de sélection » perçue comme « une maîtresse exigeante » et construire une « légitimité » cohérente dans ces circonstances ? Pour mieux comprendre ces difficultés, un panorama des institutions littéraires et un retour sur les approches linguistiques et esthétiques de Jean Portante et de la poétesse Anise Koltz s’imposent.

La démultiplication des langues issue d’une histoire complexe et souvent douloureuse, Françoise SIMASOTCHI-BRONÈS l’observe dans un autre espace, celui de la créolité, qui désigne tout autant une « situation objective » que les « théorisations de cet état de fait ». Proposant « une archéologie sémantique de “créole” », l’article rappelle les élargissements qui conduisent à envisager une réalité localisée dans un monde de plus en plus globalisé. En insistant sur l’étymologie du terme, mais aussi sur les essais critiques les plus marquants, en particulier Créolie pour la Réunion et plus encore Éloge de la créolité pour les Antilles. Quel statut pour ces langues et ces identités ? Et comment montrer que l’écart qui oppose le colon et l’esclave va nourrir la littérature, entre revendication et déchirement ? À la volonté de lutter contre l’héritage colonial aurait succédé une émergence inspiratrice qui « démantèle l’approche totalisante ». Ainsi naît le concept de créolisation si cher à Édouard Glissant lorsqu’il reprend les propositions de Deleuze et Guattari, sur la notion de Rhizome. Un éclairage de cette dynamique qui tient compte de l’unique au sein même du Divers.

Ce foisonnement est-il damnation ou finalement réunion, ou plus exactement « confusion » oxymorique ? L’image de Babel comme punition et éclatement n’en cacherait-elle pas une autre, généreuse et constructive ? Et les anges déchus n’auraient-ils pas gardé leur orgueil pour user « d’un échafaudage tout à fait réaliste » et « poursuivre la construction d’une tour », sans se soucier du désordre environnant ? Ce renversement Fréderic BRIOT l’envisage, à partir d’expériences sexuelles et littéraires, et si l’analyse porte principalement sur deux romans Phi Prob de Johann Zarca et La Fleur du Capital de Jean-Noël Orengo, elle s’ouvre ou se ferme nécessairement sur d’autres références, bibliques ou non. Car ce qui a séparé peut aussi fédérer à condition d’expérimenter la question du lieu et de se poser celle de la localisation de Babel. Ici, Babel se trouve en Thaïlande, dans certains quartiers de la capitale, au nom si souvent simplifié. Entre le « trop-vide » et le « trop-plein », échappant à certains stéréotypes, la réduction de la communication à quelques mots offre la voie d’un « parcours de tous les possibles, géographiques, ethniques, sexuels, littéraires ».

Ce cheminement est aussi celui qui surprend et s’échappe. Celui qui gomme les distinctions narratives entre l’oral et l’écrit pour rendre aux langues vernaculaires leur puissance émancipatrice. Car au-delà d’une « surconscience », qui traduirait un complexe linguistique et culturel, se développent une approche et une pratique qui décalent les genres littéraires et les structures scripturaires. Élisabeth NARDOUT-LAFARGE revient sur cette « cassure », ce déséquilibre de la frontière. Que l’on s’applique à « brouiller » pour déstabiliser la/les norme(s), même celles qui se voulaient critiques. Deux romans Quinze pour cent de Samuel Archibald et Dixie de William S. Messier, et une nouvelle d’Alice Michaud-Lapointe « Place d’Armes » vont servir de support à son étude. La langue ici joue et déjoue, usant des ancrages urbains ou des repères policiers, faisant se rencontrer la « graphie francisée » et les « adaptations joualisantes », autorisant une « créativité néologique », suggérant que l’écriture peut être saisie d’un point de vue historique, mais aussi prospectif, quand le champ littéraire montre ses limites et que les inventions langagières puisent en futur.

Ces innovations sont puissamment libérées chez Raharimanana, en particulier dans Za, le roman choisi par Jean-Christophe DELMEULE. Quand la langue est portée à son comble et que les excès ne sont pas des productions, mais des effets survenus dans l’imprévisible. Les héritages n’y sont pas niés, mais stimulent le territoire des inconnus. Vivants et Morts vivent hors frontières. Et le respect, fut-il celui dû aux ancêtres, se renouvelle et se réinvente. Les « dérapages et sabotages », les éruptions, les hybridations inconnues, les dérives lexicales sont « une plongée en désespoir » qui déstabilise la langue et déchaîne des fulgurances électives. Les mots sont en érection comme un « sexe bandé […] soumis au regard », et les bandages écorchent les illusions. Entre « langue marron » et création se dessine une nouvelle Négritude qui ne renonce en rien au passé, à aucune des périodes révolues, mais sonde insatiablement les « abîmes » de la littérature.

Enfin, le spectacle de Jacques BONNAFFÉ, de la Compagnie Faisan, intitulé « Toutes les langues du monde en moins de 100 coups de glotte », a mis en lumière l’écriture truculente de Jean-Pierre Verheggen. Cette performance orale et dynamique a conclu l’ensemble de ses réflexions. En guise de synthèse et pour citer l’auteur belge : « Ne dites pas disez en disant disette, je donne ma langue au chat. Dites – et montrez-le ! – que le français est une langue large ouverte ! Videz vos vieux sacs de nœuds ! Dépassez votre grincheux complexe d’Œudites  (On peut toujours plusse mieux !) ! Rayez de votre médiathèque votre disque la Voix de son Maître et remplacez-la par la Voix de Votre Nouveau Métis ! »

Jean-Christophe DELMEULE

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