Juin 2012
Dossier n°3
LES LITTÉRATURES POLICIÈRES FRANCOPHONES

INTRODUCTION


 Si les romans policiers sont souvent présentés comme des œuvres paralittéraires, ceux qui sont écrits par des auteurs francophones, ici des Antillais et des Africains, plus un Afghan, voient le sceau de la marginalité doublement imprimé. Quelle serait donc l’énigme de leur architecture, le secret de leur présence ou de leur absence ? Sont-ils inscrits dans la lignée et la tradition, ou jouent-ils d’un décalage, d’une réorientation qui serait leur apanage ? Sont-ils différents ou familiers de ceux qui ont fait l’histoire du polar, de Conan Doyle à James Sallis, d’Agatha Christie à Georges Simenon ? Force est de constater que leur inscription dans un univers particulier va conduire les auteurs à user d’un genre pour l’entraîner là où il ne s’y attendait pas, parfois même pour le désabuser. La référence est présente, mais elle ne s’impose pas comme un modèle. Bien plus comme un clin d’œil qui éclaire des situations historiques, politiques et sociales, qui auraient nourri les imaginaires de Dashiell Hammet ou de Raymond Chandler, mais qui ouvrent à la réflexion esthétique des horizons parsemés d’ironie et jonchés de révoltes.
Mohamed Aït-Aarab, évoque celles d’un des auteurs camerounais les plus virulents. Mongo Beti et ses romans dénonciateurs, ses attaques qui visaient tout autant le colonisateur que le dictateur. Mongo Beti et ses essais enflammés, si souvent censurés. Alors, quand à l’autodérision se lie une certaine désillusion, peuvent s’inventer, dans deux romans burlesques (Trop de soleil tue l’amour et Branle-bas en noir et blanc), un style qui fait écho au jazz et un récit qui dénonce la corruption, les abus d’autorité et les « combines » pratiquées dans cet espace que François-Xavier Verschave a nommé La Françafrique. Face au pouvoir capturé par ceux qui érigent en vertu leurs pratiques iniques, une population démunie tente de vivre. Et c’est d’elle qu’il convient de parler. Ceux qui habitent dans des cités exilées, dans des villes et des îles abandonnées, deviennent les héros inattendus qui se débattent dans les zones d’exclusion.  
Celles-ci peuvent avoir pour nom Marseille, cette agglomération née du mouvement et du brassage d’êtres aux origines multiples, ou Morne Pichevin, ce quartier martiniquais devenu le repère de ceux dont les ancêtres ont été déportés vers les Antilles. Ici, les règles, les langues, les équilibres et les chaos appartiennent à des « ethnies » et à des « milieux » qui ne devraient être que des périphéries, mais qui deviennent des enjeux spatiaux où se construisent et se « déconstruisent » les identités. En comparant Total Khéops de Jean-Claude Izzo et Meurtre un Samedi-Gloria de Raphaël Confiant, Marc Blancher montre comment ces deux livres s’éloignent des schémas traditionnels d’analyse du roman policier pour mieux jouer du « désenchantement tragique » qui touche les hommes et inverser le contenu des rôles et des instances. Qui, de celui qui subit une pression sociale discriminante ou de la société qui nie la réalité de ses propres méfaits, est le vrai coupable ?
La question de la culpabilité est également abordée par Christophe Dupuis. Analysant le roman d’Abasse Ndione, La Vie en spirale, il revient sur les réactions outragées qui ont accueilli sa parution. Car Ndione, auteur sénégalais, a fait des « sipikat » (Trafiquants de drogue) les personnages centraux de son livre. Qui donc est le véritable responsable du commerce et de la consommation de « Yamba » (Chanvre indien) ? D’un côté un jeune homme qui en « développe » (consomme) et qui devient peu à peu un revendeur. De l’autre des policiers corrompus, des juges achetés et des politiciens hypocrites, tous prétendant vouloir lutter contre les produits hallucinogènes en raison des dangers qu’ils représentent pour la santé. Mais la véritable motivation de leur attitude est cette volonté de maîtriser les échanges illégaux, de s’enrichir et de servir leurs propres intérêts.  
De « drogues et autres poisons » il en est aussi question dans le texte de Françoise Naudillon. L’auteure revient sur les romans qui traitent de ce sujet. Objet de toutes les convoitises, source du financement des trafics mondiaux, nerf des guerres qui secouent les pays africains, la drogue est aussi la métaphore de la corruption qui gangrène les rapports humains et devient à son tour un « poison ». D’Abasse Ndione à Moussa Konaté, en passant Achille Ngoye, sont ainsi présentées les facettes de la décomposition des structures sociales et politiques. Les mallettes qui passent de main en main chez Florent Zouao-Cotti ou les agissements macabres d’une secte franco-africaine chez Baenga Bolya sont les signes qui trahissent les interconnexions qui font du monde une planète aux mille crimes et de l’Afrique un continent dévasté.
Baenga Bolya est précisément l’auteur étudié par Mouhamédoul Amine Niang qui concentre son travail sur Les Cocus posthumes. Des meurtres étranges et des rituels ésotériques vont permettre à l’auteur congolais de Cannibale et de La polyandre de dessiner le portrait d’un quartier où se « côtoient plusieurs races et nationalités ». L’inspecteur Nègre, au nom surligné, va enquêter sur l’assassinat de deux jumelles, mais en ayant parfois recours à des méthodes qui relèvent plus de la sorcellerie et de la divination que de l’analyse et de la déduction rationnelles. Peut-on y voir une « africanisation » de la France et du roman policier, une satire des valeurs traditionnelles, un jeu intertextuel qui fait intervenir Sun Tsu, une réinvention du polar sur le thème du double ou du triple ? Sans doute, tout cela à la fois.
Articuler plusieurs références textuelles et langagières, s’immiscer dans un genre littéraire historiquement occidental pour mieux s’en approprier les codes et les appliquer à l’Afrique, développer une critique radicale des systèmes politiques et monétaires corrompus sont donc des éléments communs aux œuvres retenues. Pour l’Algérie, l’auteur qui les reprend et les développe le plus est Yasmina Khadra. Inventant un commissaire digne de San Antonio à qui il fera vivre de nombreuses péripéties, le faisant mourir puis le ressuscitant, Khadra, dont le vrai nom est Mohamed Moulessehoul,  va affronter les atrocités de la guerre civile et vilipender ceux qui en sont les instigateurs.
Jedrzej Pawlicki va revenir sur les traces autobiographiques qui habitent les différents romans policiers de Khadra. Pour lui, Yasmina Khadra est toujours présent dans ses textes. En effet l’auteur algérien se met régulièrement en scène. Khadra, Llob et Moulessehoul se voient attribuer des talents d’écrivain et des capacités d’analyse qui font parfois d’eux un seul et même homme. Mais comme en filigrane, car ils ne se confondent pas. Au contraire, ils se croisent. Tout comme l’auteur fait se rencontrer ses personnages dans d’autres romans autobiographiques. Parce qu’il est essentiel pour lui de défendre ses positions personnelles, ne serait-ce que sur le rôle de l’armée à laquelle il a appartenu, et d’affirmer sa vocation d’écrivain.
 Mais l’écrivain est aussi un témoin. Celui du désordre qui a frappé son pays. Replaçant l’œuvre de Yasmina Khadra dans le contexte plus général de la production de romans policiers et de polars en Algérie, Latifa Sari propose de considérer que le désordre social est aussi un désordre esthétique, puisque les codes du roman policier sont subvertis par l’auteur algérien, particulièrement quand se superposent les genres romanesques, les « tons » et les « discours ». Insistant sur le style de Yasmina Khadra, elle centre son propos sur Les Agneaux du Seigneur, qui occupe une place spécifique et devient un terrain d’expérimentation où le tragique et le comique se côtoient. L’écriture réaliste est aussi une écriture qui peut proposer de la réalité une vision décalée.
Sans doute parce qu’elle est en relation avec d’autres sources, que son hybridité naît de ses échanges avec l’extérieur. Si le roman doit rendre compte de la situation algérienne, elle est aussi une œuvre ouverte, traversée. Saadedine Fatmi s’intéresse aux formes d’intertextualité chez Khadra. Les citations, les recours à la tragédie, les interprétations extra-littéraires tout autant que l’emploi des termes administratifs ou de précisions historiques avérées vont donner au roman policier, au-delà de sa portée sociale, une dimension satirique, interrogeant le statut même du genre.
Pour Louiza Kadari, la remise en cause est plus fondamentale encore. Car si le roman policier s’était donné comme mission de décrire la réalité sociale, s’éloignant de son centre, l’enquête sur un crime, il a aussi échoué à la remplir. Mais d’un échec qui le nourrit. L’« investigation historique » ne peut conduire qu’à la découverte d’un vide, d’une absence. Et les récits de Yasmina Khadra, qui auraient dû poser la question du terrorisme en Algérie finissent par exposer des figures gommées. Derrière l’actualité sanglante, il y a l’Histoire, et derrière l’Histoire son écriture. Une écriture qui butte sur sa propre complexité, et qui finalement avoue son incapacité à lire les faits, à trouver les causes et à saisir les hommes. Et lorsque cette volonté de comprendre ce qui échappe se heurte à l’impensable des crimes commis alors elle se découvre une autre vocation. Celle d’un affrontement avec l’indicible.
Car l’énigme demeure et demeurera une énigme. Ou exposant d’autres motifs que le sien, elle déplacera la lumière vers un objet qui n’est pas le premier. Selon Jean-Christophe Delmeule, le roman policier est peut-être, par essence, un leurre. De son théâtre il expose la machinerie. Mais du crime absolu il ne dira rien. Ou presque. Lorsque Moussa Konaté dans L’empreinte du Renard, la Malédiction du Lamentin et L’honneur des Keita, fait se rencontrer des « mondes parallèles », il met en place des textes dont la portée anthropologique peut sembler évidente. Quoi de compatible entre la rationalité du commissaire Habib et les visions cosmogoniques des Dogons ou des Bozos ? Rien, si ce n’est de faire porter le regard sur cette impossibilité et de faire oublier que le cœur même du roman policier ne peut jamais exister, car la vérité absolue a glissé entre les mains de l’écriture qui devait la dévoiler.
Dès lors il faut replier et déplier ce qui a reçu le qualificatif de « policier ». Qu’il soit devenu polar ou hard-boiled, qu’il soit passé du récit à énigme au témoignage social importe finalement peu. Qu’il additionne les références intertextuelles et pratique la déviance des règles, jusqu’à faire se côtoyer le début et la fin, dans ce que Frédéric Briot nomme « l’épuisement de l’enquête » semble beaucoup lourd de conséquences. En interrogeant la catégorie « policiers », dans laquelle on a publié le livre d’Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski, il en vient à passer en revue les éléments qui permettraient de justifier ce choix, mais pour mieux démontrer que le roman de l’auteur afghan est tout sauf un roman policier, ou que le roman policier vit dans cet acte voué à la répétition une forme « entravée », qui rencontre un obstacle. Mais de quelle nature serait ce dernier ? Car à faire systématiquement référence à Crime et châtiment, Rahimi ne fait qu’en revenir à la conscience, et du crime et de son impossibilité. N’est pas Raskolnikov qui veut, ou qui veut l’être sans l’être tout à fait. Et au-delà du jeu des ressemblances et des dissemblances se dit la véritable nature du livre policier de gommer les limites et d’instaurer la confusion.


Jean-Christophe Delmeule

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3