Décembre 2010
Dossier n°0
ACTES du COLLOQUE : L'IMPOSTURE

INTRODUCTION
Si l’imposture est marquée par la volonté de tromper quelqu’un, d’usurper une identité ou de faire croire en une chose qui n’existe pas, alors elle suppose une intervention du langage, une manipulation complexe et paradoxale qui fait que l’imposteur ne peut exister sans la complicité partielle ou totale de celui qui n’est plus une simple victime, mais devient un partenaire actif du dispositif engagé. Il y a toujours un procédé qui organise et rend possible la supercherie ou la falsification. Le menteur n’est pas forcément celui que l’on croit. Et le texte qui sert de trame s’en trouve inévitablement dénaturé, au sens où il montre une essence qui n’aurait pas dû être perceptible et qui n’a finalement rien de naturel, mais aussi où il dévoile qu’il ne peut se présenter comme « tel », parce qu’il n’est pas ce qu’il prétend être. L’illusion est constitutive de ce trajet qui offre au regard une architecture faussement visible, mais absolument déjouée. Tout à la fois fermé et ouvert, saturé par ces éléments qui perturbent l’adhésion et la croyance supposée tout autant qu’ils sont les conditions indispensables de la fiction, le langage révèle ses multiples strates. Qui mieux que la littérature (en elle, autour d’elle, la traversant) peut questionner ce montage-démontage qui interdit le tracé définitif d’une frontière, d’un genre ou d’un style et la partition entre le vrai et le faux ? L’imposture en littérature est donc une remise en cause des catégories et des lignes de partage, ainsi que des relations qui rendent crédibles des énoncés qui ne devraient pas l’être.

Le jeu des masques ou l’art de jongler avec les mots…

Comment passer de la volonté de tromper les autres pour obtenir le « pouvoir et les femmes » à la couleur du Diable ou à la félonie qui caractérise l’usage des tropes et des embellissements ? C’est la question posée par Marie-Madeleine Castellani qui étudie dans les textes du Moyen Âge les stratégies utilisées par les sénéchaux pour se faire passer pour les héros qu’ils ne sont pas. À la « fausse » parole répondra une parole de vérité qui permet de démasquer les usurpateurs. Mais la vérité, quand elle repose sur des mots, fussent-ils prononcés par une jeune femme de toute pureté, peut aussi, comme le masque des jongleurs, cacher d’autres mensonges. Ainsi se déroule le fil qui va de Tristan à Rutebeuf, pour mieux interroger ce qui du langage appartient à la tromperie et au mensonge, voire à la volonté diabolique de s’emparer de lui.

Pour inventer des auteurs…

Certains auteurs existent, ou plutôt semblent exister, réellement. On leur décerne parfois le titre de « Prince des poètes ». Mais ce prince en est-il véritablement un ? Quand il s’agit de Ronsard, le lecteur peut en douter. Même si les prétentions de l’auteur du Discours des Misères de ce Temps ne vont pas jusqu’à revendiquer une telle ascendance. Claire Bottineau-Sicard retrace l’itinéraire de ce « gentilhomme vendômois » qui s’invente une lignée pour mieux profiter d’un ennoblissement taisible. Mais surtout, dans son analyse des couvertures et des textes, elle met en évidence une imposture généalogique qui se comprend dans une perspective historique, mais aussi qui conduit l’auteur à construire une image de lui à partir d’un savant mélange d’humilité et de fierté, distillé au cœur même des poèmes et des stratagèmes éditoriaux.

Ainsi les auteurs cherchent-ils parfois à troubler leur image, ouvrant leurs textes à des enjeux réels et appuyant sur une réalité tronquée une notoriété esthétique. Mais il leur arrive aussi de se dérober en multipliant les apparences et les dénominations. Mieux être soi en refusant de n’être qu’un seul « je », c’est ce que Romain Gary, dont le nom n’est pas à fait celui-là, va pratiquer toute sa vie. Il va donc écrire sous des pseudonymes, dont le plus célèbre est bien entendu Émile Ajar. Combien faut-il de noms d’auteur pour en être un ? Et que se perd-il dans ces dédoublements successifs, qui poussent parfois Gary à demander à « un troisième personnage » d’assumer la paternité des ces écrivains qui n’existent pas ou qui existent sous une forme autre que celle, révélée au grand public. Katia Cikalovski revient sur le parcours de celui qui obtient deux prix Goncourt, mais qui par ce jeu de dissimulations va aussi révéler certaines « intimes blessures ».

Si Ronsard a souhaité profiter d’une ascendance plus digne de lui, si Romain Gary a organisé une existence démultipliée, ils ont, tout au moins en apparence, existé. Mais qu’en est-il de cette fameuse « belle cordière », de cette poétesse enflammée dont les textes sont traversés par des élans érotiques et passionnels ? Louise Labé a-t-elle existé ? Michel Renaud s’intéresse, non pas à l’existence même de Louise Labé, mais à l’inscription de celle-ci dans un débat qui secoue le landernau universitaire et qui, malgré tout, déborde quelque peu du cercle des spécialistes de la Renaissance. Comment se construit la réalité d’un auteur (d’une auteure) ? Quels sont les enjeux qui font d’elle une référence dont l’œuvre peut figurer au programme de l’agrégation ; comment enfin est projetée une autre vérité de la création ? Quelle est donc cette conception de la littérature qui exige la « fabrication » d’un écrivain ?

Mais, pour ce qui est (ou n’est pas) de Louise Labé, le doute peut subsister. Au même titre que l’affirmation péremptoire de sa vérité. Il n’en va pas de même pour Antoine Chuquet, que tous se doivent de connaître et de reconnaître, surtout si chacun n’a jamais rien lu de lui et n’en a jamais entendu parler. Enfin, jusqu’au moment opportun où Bernard Rapp décide de consacrer à cet auteur capital la dernière émission de la série « un siècle d’écrivains ». Tous les artifices nécessaires au montage sont réunis : iconographie, extraits, témoignages, etc. Tous les cadrages et éléments de reportage sont utilisés. L’humour même avec lequel on présente à la télévision ce grand auteur injustement méconnu rend encore plus crédible son existence. Jean-François Jeandillou décortique cette imposture pourtant dénoncée par Rapp lui-même à la fin de son émission. Jusqu’où peut-on aller dans la construction d’une telle supercherie ? Mais surtout ce qui ressort de cette étude, ce sont les mécanismes qui conduisent à cet acquiescement généralisé. Croit celui qui veut croire ou celui qui se pense obligé de croire, car il en va de sa légitimité.

 Mais qu’est-ce qu’une légitimité ? Est-elle fondée sur des faits avérés, des jeux institutionnels ou des écrits dont la véracité est reconnue ? Et par qui ? Si une preuve a la moindre chance d’exister, c’est parce qu’une autorité la valide. Dans le cas de la littérature, ce sont les experts qui tiennent ce rôle, ceux qui dénichent et rendent publics les secrets de l’oubli ou de l’invention. Voire du pastiche. Car il est en Nouvelle France un auteur masqué, doublement masqué. Il s’agit de Jean Scriber (le scribe ?) qui a tâté de la fausse monnaie et en revend à loisir sous la forme de lettres conçues sur le modèle des Provinciales de Pascal. Mais qui est le provincial de qui ? Ce pourrait être aussi le responsable d’une province religieuse. Et ce qui relie peut aussi délier. Alors Éric Méchoulan exhume un texte, rédigé contre les jésuites par « un laïc anonyme » dont le nom nous sera évidemment livré. Subtil tissage de vérités et de mensonges, qui pourrait recevoir l’appellation de tour de passe-passe et donner à réfléchir sur le fait que l’« on peut espérer qu’un faux, comme ce texte-ci, puisse apporter autant de vérité sur certains états du monde que la référence la plus réelle qui soit ».

Ou des textes…

En matière littéraire, il faut donc une conviction qui permet de classer les textes et les auteurs, de proposer des hiérarchies et des principes qui font intervenir des domaines qui n’ont rien à voir, a priori, avec l’esthétique. Mais la littérature peut-elle être pensée sans recourir à d’autres champs de la connaissance ? Renart nous avait appris que non. Jean Scriber et Antoine Chuquet avaient fait coexister la méfiance et la croyance. Il n’est donc pas surprenant que la morale intervienne dans l’élaboration des récits. Fut-elle une morale détournée. C’est le cas développé par Martial Martin, qui revient sur ce faux destiné à dénoncer un complot tramé par les jésuites en leur attribuant des « instructions secrètes ». Ces Monita secreta ont pour mission de dévoiler les pratiques retorses utilisées par les jésuites pour s’accaparer les biens, entre autres des veuves, proies faciles pour ces religieux du mensonge et de l’obscurité. Quel a été le destin littéraire et politique de ce faux qui aurait comme fonction de répondre à d’autres faux ?

Entremêler le vrai et le faux, le texte original avec d’autres, apocryphes, fondant des textes écrits en langue française sur des sources latines, voilà le travail réalisé par Pascal Quignard dans son Albucius. Rappelant que « le vrai c’est le faux démenti » Chrystelle Claude revient sur Les déclamations attribuées à Albucius, organisant sa démonstration en paragraphes clairement titrés, mais finalement déstabilisants, puisque supposés désigner, le vrai, le faux, les vraies fausses déclamations tout autant que les pseudépigraphes. Pascal Quignard immiscé chez Albucius, dans une démarche qui met en valeur la satura, c’est-à-dire un contenant au contenu hétéroclite, et orchestrant un jeu de voix en échos qui ferait de lui un « Pétrone » et d’Albucius, non plus seulement un homme, mais aussi un texte, le Satiricon.

Texte fait homme, hommes faits textes, tout un art de la dé-contextualisation considéré comme structure d’un autre texte, instable, « indécidable », dans lequel les personnages viennent de livres antérieurs, s’échappent de leur fonction et engagent une sarabande qui ne respecte ni la chronologie, ni la raison, ni les présupposés qui font qu’un lecteur peut, avec de la technique, ne pas s’en laisser conter tout en acceptant de prendre le leurre pour ce qu’il n’est pas, dans un paradoxe où la fiction romanesque devient invisible en ne cessant jamais de se rappeler à la conscience. Habiba Belarbi propose une lecture de « L’imposture des mots », de Yasmina Khadra ouvrage qui, non content d’être une galerie où se croisent les faits et les êtres, des plus anodins aux plus essentiels, fait surgir son propre auteur dans une tentative de désappropriation esthétique qui en devient une expérimentation de l’écriture et du statut d’un auteur. Ici le pseudonyme est devenu un dédoublement existentiel et sexuel, un terrain où ce sont les mots eux-mêmes qui deviennent des imposteurs.

Parfois ces mots sont pensés comme tels. Non pas dans le but de nuire, mais dans le désir de faire croire à une origine qui n’est pas la leur. Evariste-Désiré de Forges de Parny va ainsi présenter des textes qu’il a écrits, comme étant des traductions de chansons qui viendraient de Madagascar. Moins que le problème de leur véritable auteur, c’est la démarche et les motivations du poète qui sont analysés par Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo. Elle relève les paradoxes d’un homme qui est créole, mais qui vient de La Réunion et non de Madagascar, qui se déclare antiesclavagiste, mais dont la fortune est due à l’esclavage, qui se veut insulaire, mais qui est prisonnier d’une culture française. L’approche structurelle des chansons madécasses permet de montrer comment De Parny, en attribuant certaines qualités esthétiques aux Malgaches, a voulu contourner les normes morales en détournant les normes esthétiques, laissant à cet écart existentiel qui le caractérise une possibilité d’expression qui le fera participer à l’invention du poème en prose.

Échanger les personnalités, jouer et déjouer les rôles…

S’il est parfois si difficile d’attribuer certains textes à des auteurs confirmés, c’est peut-être que les apparences sont trompeuses, surtout quand elles sont perçues comme telles. Les masques se succèdent, se gomment et se superposent, les identités se croisent, disparaissent et s’échangent. Ce mouvement de troc, ces travestissements continuels qui font du visible et de l’invisible les deux acteurs d’un même écho, Émilie Klene les discerne dans le texte de Jean Potocki, Le manuscrit trouvé à Saragosse. Héros trompé par la supercherie, difficultés à éviter que le doute ne devienne un élément de l’illusion, déguisements multiples qui détournent la logique, sont autant de pièces indéfinies qui nourrissent les jeux de rôles et les glissements identitaires.

Changer de nom, changer d’identité, ce sera l’expérience plus ou moins volontaire, vécue par Thomas dans Thomas l’imposteur. Guillaume Thomas deviendra Thomas de Fontenoy. Éléonore Antzenberger décrypte le récit de Cocteau, insistant sur la théâtralité du livre, le jeu des acteurs et la mise en scène de la tragédie. Qui meurt véritablement et de quelle mort ? Ce recouvrement des vérités par le mensonge, et en toile de fond le mensonge généralisé d’une époque qui ne voit dans la guerre qu’une mascarade, conduit à s’interroger sur le mentir-vrai qui est au cœur de la littérature. Ce faire-semblant qui peut-être ne trompe plus personne, sinon ceux qui souhaitent l’être, prouve que vérité et mensonge ne s’opposent pas, mais que dans le mensonge se dit « une infinie vérité ».

Quelle serait alors la vérité d’Ulrich et de Zeno Cosini ? Celle qu’ils ne peuvent sans doute pas s’avouer. Dans un monde apocalyptique, où la relativité empêche toute affirmation définitive, les malades ne le sont pas, les hommes sont devenus incompétents même s’ils sont parfois efficients. C’est à la fois par la démonstration de l’impuissance de ces personnages, bien dépossédés de réelles qualités, mais aussi par l’introduction de l’essai comme genre que Musil et Svevo vont décrire cette imposture ontologique qui frappe ces êtres en pleine décomposition de l’empire austro-hongrois. Leurs problèmes existentiels vont coexister avec des problèmes linguistiques et moraux. Mais d’une morale en crise. Till R. Kunhle met en miroir ces deux textes que sont L’homme sans qualités et la conscience de Zeno. Mêmes doutes, mêmes incertitudes, même inaptitude à dépasser le paradoxe de Zénon. Alors demeurent cette pathologie du bovarysme et la critique d’une rhétorique de l’imposture.

Mais aussi lutter contre les impostures théoriques et idéologiques…

Sans doute faut-il résister à cette rhétorique de l’imposture, questionner les textes et les théories qui se présenteraient comme sources de vérité et d’objectivité. Hervé Moëlo s’intéresse aux livres des écrivains ethnologues, en particulier à ceux de Michel Leiris, Henri Michaux et Claude Levy-Strauss. Il montre comment les trois auteurs ont mis en perspective leurs propres récits, mais aussi leurs pratiques ethnographiques. Pour cette raison ils ont été amenés à doubler les travaux de terrain par un « second livre », qui vient interroger celui qui serait le premier en privilégiant plus particulièrement le « hors-texte ». Méfiance de l’expérience qui relève des sciences humaines, doute sur la distance nécessaire à l’analyse, critiques formulées à l’encontre de la discipline (l’ethnologie) elle-même sont autant de points de réflexion et de points de tension qui conduiront à proposer une ethnologie de la littérature.

Les critiques liées à la représentation de l’« Autre », celui qui est différent et dont la différence permet de construire une vision exotique de ce qu’il est pour le sommer à n’être que ce que l’on voudrait voir de lui et en lui, ont servi de fondements aux théories postcoloniales. Mar Garcia revient sur ces approches postcoloniales et relativise leur pouvoir et leur efficacité politique et esthétique. Ne seraient-elles pas de nouveaux avatars (néocoloniaux) de l’exotisme qu’elles disqualifient et veulent renvoyer aux oubliettes d’une histoire révolue ? Sans attaquer violemment des approches qui se veulent elles-mêmes critiques, elle propose de mieux comprendre ce qui de l’exotisme pourrait aider à saisir la complexité des relations littéraires et économiques entre les anciennes colonies et les pays colonisateurs.

Le rôle de ces derniers a largement contribué à pousser les écrivains africains à se proclamer « engagés ». Les indépendances n’ont fait que renforcer cette injonction, alliant la dépendance économique à l’émergence des dictatures. Louis Bertin Amougou revient sur cette posture, défendue par des auteurs aussi connus que Mongo Beti et Amadou Kourouma. Mais cet engagement lui semble fallacieux, relevant plus d’un discours que d’une pratique. Trois raisons empêchent d’adhérer au mythe de l’engagement politique des écrivains : l’absence de vérité littéraire, le pouvoir exorbitant accordé aux mots, la coupure entre ceux qui prétendent parler au nom des autres et ceux au nom de qui on est justement censé parler, alors même qu’ils ne lisent pas et ne connaissent pas les écrivains de leur pays ou de leur continent.

Mais le Québec n’est pas l’Afrique et le combat mené par les écrivains francophones a peut-être plus de chance de se révéler efficace en terre canadienne. Entre la pensée de Jean-Paul Sartre et celle de Roland Barthes, Benoit Trudel explique que Jacques Ferron a réussi à développer un engagement particulier, inédit, fondamentalement littéraire. Cet engagement s’appuie sur le détour des personnages, la scénographie qui renforce la précarité de la lecture et expose «  l’illusion référentielle ». Si les personnages mentent ou ne s’accordent pas à leur propre histoire, si les rues peuvent s’immobiliser et être déviées de leurs cours, si l’artifice de la fiction est dévoilé, c’est pour mieux questionner la « réalité derrière la réalité » qui, quand il s’agit du Québec n’est représentée que sous la forme d’une autre fiction. Interroger l’illusion du récit revient à interroger l’illusion de la réalité.

Une autre illusion est celle de la race, mystification créée par les colonisateurs et les esclavagistes. Invention cynique, la notion de race a permis de construire une imposture historique et politique, qui a servi la logique de l’économie de la plantation. René Depestre l’a souvent dénoncée, mais c’est surtout Aimé Césaire qui l’a déconstruite le plus radicalement, dans un texte qui n’est pas un texte politique, le Cahier d’un retour au pays natal. C’est par la poésie, par la po-éthique, que l’auteur martiniquais répond aux mensonges de l’histoire imposée. Jean-Christophe Delmeule insiste sur le jeu des masques que Césaire va utiliser pour proclamer sa colère et renverser les stéréotypes qu’un langage détourné avait rendus possibles.
Jean-Christophe DELMEULE
INTRODUCTION - Actes du Colloque : L’IMPOSTURE
La Tortue Verte
Revue en ligne des Littératures Francophones
www.latortueverte.com